Prendre des risques tout en se faisant confiance; se rencontrer au coeur d’un espace partagé, d’un espace potentiel:
le Milieu de Nulle Part
– manifeste-
Les espaces sont réactifs et changeants, peuplés des milliers de locataires qui les ont un jour traversés. Nos lieux sont hantés.
Une zone de confiance et de prise de risques est un endroit où rencontrer les locataires d’un passé composé de présents et d’avenirs.
Être au milieu de nulle part, c’est adopter une position décentrée, prendre des risques, sortir des sentiers battus, traverser des frontières. C’est tenter de provoquer des ruptures dans l’homogénéité d’un territoire, dans un consensus. C’est partir à la recherche d’espaces qui matérialisent des utopies: une quête de mondes parallèles.
Ces mondes, lieux de réalités mouvantes, tentent de communiquer à travers un langage qui leur est propre: une langue matérielle, non-sémiotique; un langage spatial. Celui-ci ne nous est pas étranger; nos corps le comprennent en autant qu’on laisse nos esprits errer. Ces mondes parallèles tentent de rétablir des connexions interrompues dans les espaces hantés: la réapparition d’intimités révolues et le rappel nostalgique des disparu.es.
Les performances et autres interventions artistiques provoquent des rencontres spatiales. Elles créent des passerelles vers des mondes parallèles. Elles offrent aux performeurs-ses et aux spectateurs-trices l’opportunité de jouer ensemble dans un espace potentiel; dans un lieu de transformation. C’est à travers le jeu que les espaces s’expriment et communiquent avec les vivant.es. C’est à travers le jeu que les vivant.es sortent de l’isolement du soliloque de leurs perceptions.
Partager une prise de risques, c’est aussi partager la responsabilité de la création. C’est faire confiance à son public et relâcher le contrôle artistique.
Nous veillerons à produire des interventions artistiques qui fourniront des exemples de distribution équitable du contrôle dans l’expérience de l’art. Trop souvent, dans les expériences contemporaines d’art participatif ou interactif, les spectateurs-trices se retrouvent contraint.es à adopter un comportement prescrit par l’oeuvre ou l’artiste. Nous pensons qu’il est de notre devoir de créer des modèles où le public pourra manifester son agentivité et explorer ses réflexions critiques. L’esthétique sans éthique est vide, irresponsable et dommageable. La fin ne justifie pas les moyens. Nous valorisons les rencontres qui ouvrent le discours critique sur l’art à un cercle élargi, au-delà des conversations isolées de milieux qui s’écoutent parler. Nous sommes du milieu de nulle part.
Nous ne cherchons pas à dompter ou dominer l’espace, mais plutôt à l’activer. Nous ne plaquons pas des images sur des murs désincarnés et nous ne dérobons pas aux villes, aux villages et aux communautés leur « authenticité » afin de servir notre propre capital culturel. Notre présence est politique et doit contribuer au bien-être citoyen. Nous existons ensemble, dans la complicité et l’ambivalence de nos connexions interrompues.
Nous croyons au pouvoir des manifestations- des vraies: celles qui s’emparent de la rue pour exiger un changement radical, pour dénoncer le statut quo, les violences systémiques, l’exploitation et la gourmandises des élites économiques. Nous abhorrons l’art qui emprunte aux manifestations dans la forme mais qui évacue tout contenu politique. Nous abhorrons l’art qui se présente dans l’espace public sans se questionner sur l’impact qu’aura sa présence sur les populations marginalisées. La récupération des enjeux sociaux dans des contextes convenus, qui ne font que célébrer le rayonnement culturel, intellectuel et économique d’une élite, doit être dénoncée. Un art qui se soucie de son impact social ne peut être complice de la domination. Nous ne croyons plus à l’usage du terme « innover », car il ne fait plus que servir les valeurs d’un capitalisme cognitif.
Nous pensons que le manifeste nait d’une grogne, à la fois intime et publique, d’un sentiment d’injustice, de l’exaspération devant l’arrogance et la suffisance.
C’est à travers ces avenues que le Milieu de Nulle Part tentera de se réinventer.
Ce manifeste a d’abord été lu en 2018 lors de l’événement «Si le refus avait une forme», présenté dans le cadre de l’exposition Refus Contraire à la Galerie de l’UQAM, à l’invitation de la commissaire Véronique Hudon.
Les fondements théoriques de cette déclaration sont approfondis dans cette publication:
Binette, Mélanie. Spatial Encounters: Spectatorship in Immersive Performances. (2014)
Le Milieu de Nulle Part est un collectif d’artistes anciennement connu sous le nom de Théâtre Nulle Part, une compagnie fondée en 2009 qui se dédiait à la performance in situ. Le collectif a décidé de soustraire le mot « théâtre » de son appellation afin de mieux représenter la diversité des parcours artistiques de ses membres et les intersections entre leurs pratiques et leurs influences multiples. Celles-ci passent de la performance aux installations, à l’art sonore, aux pratiques communautaires et relationnelles, aux projections vidéo, aux jeux interactifs, à la marionnette et ne sont pas exclusives de tout autre médium. Plutôt que de se définir dans la forme ou par un genre, le collectif se définit plutôt par son approche in situ et in socius. Leurs créations surviennent dans des espaces non-traditionnels et peuvent intervenir dans l’architecture et le paysage, autant dans des milieux urbains que ruraux. Elles explorent la phénoménologie de l’immersion, la force des rassemblements communautaires et le pouvoir de connecter les gens à l’espace qu’elles et ils occupent. Leurs interventions explorent des lieux en tant qu’espaces imaginés, pratiqués, disputés, conquis et reconquis.